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nément au-dessous de lui-même ; les gens diront : « Oh ! il avait la migraine », ou : « Il y a deux nuits qu’il n’a dormi. » De quel souci des apparences, de quel fardeau d’anxiétés qui jadis le dégradaient, n’est-il pas ainsi délivré ! Chacun en vivant a conscience de cet avantage progressif. Tous les jours honnêtes qui sont derrière lui sont des garants qui parlent pour lui quand il garde le silence, paient pour lui quand il n’a pas d’argent, l’introduisent là où il n’a pas de lettres de recommandation, et travaillent pour lui quand il dort.

Une troisième félicité de la vieillesse, c’est d’avoir pu manifester ce qu’on avait en soi. Le jeune homme ne souffre pas seulement de désirs non satisfaits, mais de facultés qui ne sont pas mises à l’épreuve, de la représentation intime d’une carrière qui n’a pas encore de réalité extérieure. Le manque d’accord entre les choses et les idées le tourmente. La tête de Michel-Ange est pleine de figures mâles et gigantesques marchant comme des dieux, et de rêves d’architecture qui le rendent intraitable, jusqu’à ce que son ciseau violent ait rendu les unes dans le marbre, et qu’une centaine de maçons aient dressé les autres en rangées de travertine[1]. La même tempête se passe en toute tête bien faite où s’implante quelque grande idée bienfaisante pour le monde. Les tortures continuent jusqu’à ce que l’enfant soit né. Toute faculté nouvelle à chaque homme l’aiguillonne ainsi et le pousse en des solitudes mélancoliques, jusqu’à ce qu’il ait trouvé sa propre issue. Toutes les

  1. Espèce de marbre qui se trouve en abondance dans certaines parties de l’Italie (T.).