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envahissements du temps, qui attaque toujours l’extrémité des surfaces. Si, par un jour d’hiver, vous vous tenez sous une cloche de verre, l’aspect et la couleur des nuages de l’après-midi ne vous indiqueront pas si vous êtes en juin ou en janvier ; et si nous ne nous trouvions reflétés dans les yeux des jeunes gens, nous ignorerions que l’horloge de l’âge a sonné soixante-dix ans au lieu de vingt. Combien d’hommes s’imaginent d’ordinaire que tout passant avec qui ils causent par hasard est de leur âge, et ne tardent pas à découvrir que c’était son père, et non son frère, qu’ils ont connu !

Mais sans serrer de trop près ces déceptions et illusions de la Nature, inséparables de notre condition, si, regardant le grand âge sous un jour plus conforme au sens commun, on pose la question du bonheur de la vieillesse, je crains que le jugement populaire ne lui soit pas tout d’abord favorable. Du point de vue de l’expérience matérielle de la rue, de la place publique, des lieux de gain et de plaisir, le jugement que l’on porte sur la vieillesse est médiocre, mélancolique et sceptique. Envisagez les faits franchement, et voyez les résultats. Le tabac, le café, l’alcool, le haschisch, l’acide prussique, la strychnine, sont de faibles dilutions : le temps est le poison le plus sûr. Cette coupe, que la Nature approche de nos lèvres, a une vertu surprenante qui surpasse celle de n’importe quelle autre boisson. Elle ouvre les sens, augmente les facultés, nous remplit de rêves exaltés, que nous appelons espérance, amour, ambition, science : elle crée surtout la soif d’en boire davantage. Mais ceux qui en boivent le plus s’enivrent, perdent leur stature, leur force, leur beauté, l’usage