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Nous n’avons pas besoin d’hommes artificiels, qui pour de l’argent peuvent exécuter n’importe quel exploit littéraire ou professionnel, écrire des poèmes, par exemple, plaider une cause, soutenir une mesure ou, par un puissant effort de volonté, orienter indifféremment leur talent en n’importe quelle direction particulière. Non, ce qu’il y a eu de mieux fait dans le monde — les œuvres de génie — n’ont rien coûté. Il n’y a pas eu d’effort pénible, mais un épanouissement spontané de la pensée. Shakespeare a fait son Hamlet comme l’oiseau fait son nid. Des poèmes ont été écrits entre le sommeil et la veille, inconsciemment. La Fantaisie dit d’elle-même :

Je suis les formes que les hommes,
De leurs yeux à demi fermés,
Guettent dans les feux du couchant.

Les maîtres ont peint par plaisir, et ignoraient qu’une force fût sortie d’eux. Ils n’auraient pu peindre la même chose de sang-froid. Les maîtres du lyrisme anglais ont écrit leurs chants de la même manière. C’était la noble efflorescence de nobles talents ; comme on l’a dit des lettres d’une Française : — « c’était l’incident charmant de son existence plus charmante encore ». Aussi le poète n’est-il jamais appauvri par son chant. Un chant n’est un chant que si la circonstance est noble et libre. Si le chanteur chante par sentiment du devoir, ou parce qu’il ne voit pas moyen de se dérober, je préfère qu’il ne chante point. Ceux-là seuls peuvent dormir qui ne se préoccupent pas de dormir ; et ceux-là seulement peuvent écrire ou parler le mieux qui ne respectent pas trop l’écriture ou le discours.