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quelqu’un qui se plaignait de n’avoir pas assez de temps, un pauvre chef indien des Six-Nations de New-York fit une réponse plus sage que celle d’aucun philosophe : « Mais », dit le Peau-rouge, « il me semble que vous avez tout le temps qui existe. »

Une troisième illusion qui nous hante, c’est qu’une longue période, une année, par exemple, une dizaine d’années, un siècle, a de la valeur. Mais un vieux proverbe français dit : « En peu d’heures, Dieu labeure. » God works in moments. Nous demandons une vie longue ; mais c’est une vie profonde, ce sont les grands moments qui importent. Que la mesure du temps soit spirituelle, et non mécanique. La vie est plus longue qu’il n’est nécessaire. Des moments d’intuition, de relations personnelles délicates, un sourire, un regard — quels larges emprunts à l’éternité ! En eux, la vie atteint son apogée et se concentre ; Homère disait : « Les dieux ne donnent aux mortels la part de raison qui leur revient que durant un seul jour. »

Je pense avec le poète Wordsworth, qu’il n’y a point de réel bonheur en cette vie, si ce n’est dans l’intelligence et la vertu. Je pense avec Pline que tandis que nous songeons à ces choses, nous ajoutons à la longueur de notre existence. Je suis de l’avis de Glaucon qui disait : « La mesure de la vie, ô Socrate, c’est, pour le sage, de prononcer et d’entendre des discours comme les tiens. »

Il ne peut que m’enrichir celui qui sait me rendre cher l’espace entre un lever et un coucher de soleil. La mesure de l’homme — c’est sa manière de saisir une journée. Car nous n’écoutons pas avec la plus profonde attention les vers d’un homme qui n’est qu’un