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tous les crimes qu’il n’a pas commis et que Dieu a commis, et il dit :


Auprès de la défense ai-je mis le désir,
L’ardent attrait d’un bien impossible à saisir,
Et le songe immortel dans le néant de l’heure ?[1]


Telle est la définition du mal : « le songe immortel dans le néant de l’heure », c’est-à-dire le rêve de l’immortalité dans l’éphémérité de la vie ; notre malheur, c’est qu’étant éphémères nous désirions l’immortalité, ou que désirant l’immortalité nous soyons éphémères. Le désir d’un objet à jamais interdit étant au fond de la nature humaine, le tourment est irrémédiable à jamais. Voilà le pessimisme de Leconte de Lisle : ce n’est pas comme celui qui vient d’une source morale ou sociale et qu’un peu d’espérance tempère presque nécessairement ; on y est enfermé sans issue, et il n’y a rien de plus terrible que cette haine de l’existence chez un homme qui l’avait aimée et la trouvait belle et douce. Que est le sens de l’Illusion suprême ? Il ne se rappelle de la vie que le bien, les joies de la jeunesse, les affections les plus chères, un amour pur : toutes les causes de pessimisme sont écartées, et c’est contre ce paradis terrestre qu’il lance sa malédiction :


Monde lugubre où nul ne voudrait redescendre.


  1. Poèmes barbares, p. 13.