Page:Elzenberg - Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909.djvu/88

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

être vague dans son objet, ce désir, en lui-même, garde toute la force qu’il avait au temps où le poète s’attachait avec tant de passion à la croyance de l’âme immortelle ou du cœur immortel de l’homme ; et même, à défaut de la croyance, c’est lui qui alimente la vie de la pensée, en l’aiguillonnant avec fureur et en la faisant sortir de la résignation morne dans laquelle elle s’affaisserait sans lui. Tel sera l’état d’esprit de Leconte de Lisle jusqu’au dernier jour, comme il est résumé dans ces vers :


Or, le Spectre dardait ses rigides prunelles
Sur l’Homme, de qui l’âme errait obscurément
Dans un âpre désir des choses éternelles,
Et qui puisait la vie en son propre tourment[1].


Le vague de l’objet dans la puissance persistante du désir s’exprime ici à merveille. L’âpre désir des choses éternelles, c’est la formule concentrée qui contient tout Leconte de Lisle. Il est caractérisé par là ; c’est le fond irréductible de sa personnalité. Qu’il préfère exister éternellement que ne plus exister un jour, cela lui est commun avec des millions d’hommes ; mais il se distingue d’eux en ce que c’est chez lui le sentiment essentiel et qui relègue au second plan tous les autres ; en ce que ce n’est pas seulement le désir, mais l’âpre désir. Comme

  1. La Paix des Dieux [Derniers poèmes, p. 1].