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À mesure que les objets particuliers se dérobent, il se produit ainsi chez Leconte de Lisle une sorte d’élargissement du besoin primitif d’immortalité personnelle. Un esprit façonné exclusivement par des idées héritées du christianisme, par la tradition philosophique de TOccident, en eût peut-être été incapable. Ce n’est cependant pas un phénomène extraordinaire. Que 1’ « écoulement universel » est un spectacle désespérant, on peut l’être, indépendamment de l’application à notre personnalité propre, c’est un lieu commun que tout le monde admet : or, quel est le sentiment enveloppé dans cette sorte de tristesse, sinon que, sans songer à soi-même, on désirerait que quelque chose fût éternel, stable, immuable, un quelque chose très vague qu’on aurait peine à définir et peut-être à concevoir ? C’est le désir d’une éternité pour ainsi dire indéterminée, sans qu’on sache au juste ce qui doit être éternel[1]. Chez un Leconte de Lisle, une fois qu’il se sera pénétré de conceptions panthéistes et idéalistes et sera à moitié sorti de notre tradition occidentale

  1. Il est curieux que déjà à l’époque de Rennes on trouve le terme d’éternité employé dans ce sens vague, dans deux des Premières poésies de Leconte de Lisle. En un endroit [Premières poésies et lettres intimes, p. 61], apostrophant la « brûlante extase, la noble aspiration des cieux », il dit : « Plonge-moi dans l’éternité » ; on peut se demander toutelois si ce n’est là un de ces mots à grand effet dont les poè-