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développement des passions « pénétrées par l’idéal » qu’il prisait tant dans les religions païennes, Leconte de Lisle semble l’avoir pendant longtemps conçu selon la psychologie optimiste de Fourier, ou du moins avec un souvenir de cette psychologie, qui n’admettait pas, comme on sait, de passions essentiellement malveillantes. Maintenant il a perdu son ancien optimisme sur ce point[1], et cependant le libre et puissant développement des passions reste son idéal : la différence, c’est que cet idéal ne sera plus seulement de beaucoup aimer, mais de beaucoup aimer et de beaucoup haïr. Et voici la répercussion sur le sentiment religieux : le poète se persuade que si, chez lui-même, la religion a excité la haine et la colère, c’est qu’en effet cela rentre, pour ainsi dire, dans ses attributions naturelles. Remontant en pensée vers les temps religieux, il ne demande pas seulement, comme dans Dies Iræ, a nous rendrez-vous l’amour ? » mais « nous rendrez-vous la haine, le blasphème, la révolte ? » de même que son Dieu de jeunesse avait offert un objet infini, idéal, à son amour, de même les Dieux, maintenant, en offrent un à la haine ; et à côté de l’amour mystique naît une haine mysti-

  1. Sa propre expérience a dû lui en faire perdre beaucoup, car il a toujours eu quelque haine au cœur. On trouve dans la Correspondance de Flaubert, t. II, p. 393, cette phrase caractéristique sur Leconte de Lisle : « Il en est encore à rêver l’amour, la vertu ou tout au moins la vengeance. »