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Mais, un Dieu étant ainsi mis sur le même plan qu’une créature de chair et d’os, qu’arrive-t-il ? Si nous nous mettons au point de vue vulgaire qui fait appeler la créature de chair et d’os « réalité », les rapports de notre proposition s’intervertissent, et nous pouvons dire : ce Dieu est tout aussi réel que les hommes que je coudoie, les forêts, la mer, les éléphants du désert. Nous, nous voyons dans un orage des nuages et des éclairs, les Kimris y voyaient des Dieux qui s’agitaient ; moi, Leconte de Lisle, je vois dans le monde un abîme noir, les païens y voyaient toutes sortes de mirages magnifiques ; l’un est vrai et l’autre est vrai, et si c’est l’illusion, ou mieux, notre Avidyà, notre ignorance, qui crée le monde, ignorance pour ignorance, celle du païen vaut la mienne, et, toute mesure commune faisant défaut pour juger entre nous, le monde que perçoit mon voisin est aussi vrai que le mien[1]. Et l’on

    qui est le « rêve » de Pan (comme plus haut de Hâri) :

    Avec ses monts, ses bois, ses flots, l’homme et les Dieux…

    Cf. aussi la Joie de Siva (Derniers Poèmes). Jusque dans la Paix des Dieux, où le poète insistera précisément sur cette idée que les Dieux sont de pures créations de l’homme, il y a une strophe où ils sont mis sur le même plan que le monde extérieur :
    Contemples-les au fond de ce cœur qui s’ignore, etc.

  1. C’est probablement une considération de ce genre qui a donné lieu à l’étonnante affirmation d’Anatole France que Leconte de Lisle était pyrrhonien. (La Vie littéraire, t. I, p. 100.)