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monde tel que le voit Leconte de Lisle, avec ses formes qui s’évanouissent sans laisser de trace, qui « s’engloutissent au loin » et pour toujours, comme il est dit dans la Forêt vierge[1]. L’imagination, la poésie, la langue poétique elle-même, favorisent la confusion et rapprochent ce qu’une raison abstraite et logique aurait commencé par distinguer. On peut se représenler cette idée de l’Illusion pénétrant d’abord l’imagination seule, puis filtrant peu à peu dans la pensée et la conviction. Dans Yaso’da, elle n’était pas encore apparue ; dans Bhagavat, déjà présente, elle ne venait pourtant qu’en seconde ligne, l’inspiration principale étant d’ordre moral. Déjà Çanacépa apporte, dans ses beaux vers sur le monde illusoire un accent plus personnel[2] ; mais quelque chose en Leconte de Lisle proteste encore. Voici enfin la Vision de Brahma[3] : et ici, l’idée de l’Illusion est donnée comme la réponse à tous les doutes, l’apaisement de toutes les inquiétudes, la fin de toutes les recherches. L’accent personnel y est très fort : ce Brahma avec son « doute cuisant que le désir ravive »,

  1. Elle a vu tour à tour jaillir des continents
    Et d’autres s’engloutir au loin, tels que des rêves.

    [Poèmes barbares, p. 186.]. — Cf. Fiat Nox, p. 236 :

    Quand notre pied trébuche à ce gouffre divin,
    L’angoisse et le désir sont le rêve d’un rêve.

  2. Poèmes antiques, p. 49 et 50. — Çunacépa est de 1854 ou 1855.
  3. Ce poème est de 1857.