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tion dès cette vie. Midi est un document précieux à cet égard, puisque là il parle en son propre nom ; mais c’est dans ses poèmes hindous qu’il faut lire ses effusions de négateur universel. Car ces poèmes ont la valeur de vers personnels, lyriques : « C’est là, dit Baudelaire, qu’il a versé à flots majestueux son dégoût naturel pour les choses transitoires, pour le badinage de la vie, et son amour infini pour l’immuable, pour l’éternel, pour le divin néant »[1].

Tout d’abord, l’idée de l’Illusion a pu n’être pour lui qu’un rêve poétique, une sorte de symbole pour exprimer plus vigoureusement la vanité du monde, un prolongement imaginatif de sa propre pensée. Le monde où tout passe est déjà une réalité incomplète. Qu’on se rappelle cette expression de Qaïn : le néant de l’heure : une heure, c’est un néant ; ce qui est éphémère est un songe, ce qui passe n’est pas. Pour les Hindous, le monde est un rêve au sens strict du mot :


Ô Brahma ! toute chose est le rêve d’un rêve[2] ;


mais ce nom de rêve ne s’applique que trop bien au

  1. Baudelaire. Notice dans l’anthologie des poètes français de Grépet, t. IV, p. 529 [recueillie dans l’Art romantique], Baudelaire parlait à bon escient, puisqu’il connaissait Leconte de Lisle personnellement. Pour le sérieux du sentiment hindou, cf. Flaubert [Correspondance, t. II, p. 323 ; octobre 1853 environ] : « Ce bon Leconte rêve des Indes, aller là-bas et y mourir, oui, c’est un beau rêve, mais c’est un rêve. »
  2. La Vision de Brahma. [Poèmes antiques, p. 63.]