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— Une destinée spirituelle volontairement embrassée dès la jeunesse, reprit Mordecai comme correctif. Dès mon enfance, l’âme était complète en moi ; elle avait apporté avec elle son propre monde, un monde médiéval, dans lequel les hommes faisaient revivre l’ancienne langue dans de nouveaux psaumes de l’exil. Ils avaient absorbé la philosophie des gentils dans la foi juive et ils aspiraient encore vers un centre pour notre race. C’est une de leurs âmes qui renaquit en moi et qui fit revivre les souvenirs de leur monde. Elle avait voyagé en Espagne et en Provence ; elle avait discuté avec Jben-Ezra ; elle s’était embarquée avec Jehuda Ha-levy ; elle avait entendu les hurlements des croisés et les gémissements d’Israël torturé. Quand sa langue muette fut déliée, elle parla le langage qu’ils avaient rendu vivant et qu’ils arrosèrent avec le nouveau sang de leurs ardeurs, de leurs douleurs, de leur foi martyrisée ; elle chanta sur la même cadence que leurs airs.

Mordecai s’arrêta encore et reprit comme dans un murmure :

— Tant qu’elle sera emprisonnée en moi, elle n’en apprendra jamais d’autre.

— Alors, vous avez tout écrit en hébreu ? demanda Deronda, qui se souvint, avec une certaine inquiétude, de sa première question sur sa connaissance de cette langue.

— Oui ; oui, reprit Mordecai avec une lamentable tristesse ; dans ma jeunesse, j’ai erré dans cette solitude, ne sentant pas que c’était une solitude. J’étais entouré de morts illustres ; les martyrs m’environnaient et m’écoutaient. Mais bientôt je m’aperçus que les vivants étaient sourds à ma voix. D’abord je crus à un long avenir. Je me disais qu’une part de mon héritage israélite était une patience inaltérable et qu’une autre était l’habileté à chercher diverses méthodes pour féconder une place où les planteurs avaient désespéré. Mais l’Éternel m’envoya de nouveaux