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capables de nous distinguer l’un l’autre ! Mais vous êtes venu à temps.

— Je m’en réjouis, murmura avec émotion Deronda, qui n’aurait pas voulu dire : « Je vous prie de ne pas vous abuser sur mon compte » ; ce mot, abuser, aurait, selon lui, été cruel en ce moment.

— Les raisons cachées pour lesquelles j’ai besoin de vous, reprit Mordecai, ont commencé il y a longtemps… dès mes jeunes années… quand j’étudiais dans un autre pays. Alors des idées, des idées chéries, me vinrent parce que j’étais juif ; ces idées étaient un devoir à accomplir parce que j’étais juif ; elles étaient une inspiration parce que j’étais juif et que je sentais battre dans ma poitrine le cœur de ma race. Elles furent ma vie ; jusqu’à elles, je n’étais pas né complètement. Je considérais ce cœur, ce souffle et cette main, — il pressait convulsivement sa main contre sa poitrine et étendait devant lui ses doigts amaigris ; — je considérais mon sommeil et mes veilles, et le travail par lequel je nourrissais mon corps, et les paysages qui frappaient mes yeux, comme un aliment pour la flamme divine. Mais j’avais agi comme un homme qui erre et qui grave ses pensées sur les rochers d’un désert ; et, avant qu’il me fût possible d’en changer le cours, arrivèrent les soucis, les labeurs, et la maladie qui me barrèrent le chemin et me lièrent à ce fer qui se ronge lui-même dans mon âme. C’est alors que je me dis : « Comment, quand s’exhalera mon dernier souffle, empêcherai-je ma vie intérieure d’être étouffée ? »

Mordecai s’arrêta ; il avait besoin de laisser reposer un peu cette pauvre poitrine, fatiguée par la chaleur qu’il mettait à son débit. Deronda n’osait parler ; le silence dans ce petit espace, après cette lutte de ferveur, était mélangé de terreur et de compassion ; Mordecai reprit :

— Cependant, vous pouvez vous méprendre sur moi. Je ne parle pas, croyez-le bien, comme un rêveur ignorant,