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— Ce bien même, répondit Deronda d’un ton sévère et presque indigné. La vie serait meilleure pour vous : un savoir réel vous donnerait pour le monde un intérêt bien supérieur au petit drame des intérêts personnels. C’est le malheur de votre vie, — pardonnez-moi de parler ainsi, — c’est le malheur de bien des existences, que toute passion soit dépensée dans un petit cercle, par manque d’idées et de sympathies. Y a-t-il une seule occupation de l’esprit dont vous vous inquiétiez avec passion ou même avec un intérêt indépendant ?

Deronda s’était arrêté ; Gwendolen frissonnait en le regardant comme sous un choc électrique et ne disait rien. Il continua :

— Je prends comme un petit exemple ce que vous avez dit de la musique ; il répond pour de plus grands ; vous ne voulez pas la cultiver pour la seule joie privée qu’elle vous donnerait ! Quelle terre ou quel ciel contiendrait en soi assez de richesses spirituelles pour des âmes appauvries par l’inaction ? Le refuge dont vous avez besoin pour votre peine personnelle est le plus élevé ; la vie vraiment religieuse est une région dans laquelle les affections sont revêtues de savoir.

Cette remontrance à moitié indignée, qui vibrait par la voix de Deronda, produisit sur Gwendolen un effet autrement bienfaisant que toutes les flatteries. Elle était tremblante comme un enfant et dit humblement :

— J’essayerai… je penserai.

Ils demeurèrent silencieux pendant une minute, puis Gwendolen reprit :

— Vous avez dit que l’affection est la meilleure des choses, et je n’en ai point autour de moi. Ah ! si je pouvais avoir maman ! Mais c’est impossible. Les choses ont tellement changé pour moi, et en si peu de temps ! J’aspire maintenant après ce que je n’aimais pas, et je