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est de rendre à ma race une existence politique, en en faisant de nouveau une nation, en lui donnant un centre national comme les Anglais en ont un, quoique eux aussi soient répandus sur la surface du globe. Cette tâche s’offre à moi comme un devoir ; je suis résolu à la commencer, encore bien que faiblement. J’y consacrerai ma vie. Je pourrai éveiller en d’autres esprits un mouvement comme celui qui a été éveillé dans le mien.

Un long silence suivit ces paroles. Le monde sembla devenir plus vaste pour la pauvre Gwendolen, qui se vit plus solitaire et plus impuissante que jamais. La pensée qu’il pourrait revenir après avoir été en Orient s’évanouit devant cette annonce de si grands projets, dans lesquels elle ne devait compter que comme un atome. Elle demeurait assise comme une statue, les mains croisées l’une sur l’autre, les yeux fixes. Enfin, elle put regarder Deronda et lui dire d’une voix tremblante :

— Est-ce tout ce que vous avez à m’apprendre ?

Cette question fut pour lui comme un trait de lumière.

— Le juif dont je viens de vous parler, reprit-il non sans un peu de trouble, l’homme remarquable qui a si puissamment influé sur mon âme, ne vous est pas totalement inconnu… C’est le frère de miss Lapidoth, que souvent vous avez entendue chanter.

Un flot de souvenirs passa sur Gwendolen et se répandit en vive rougeur sur sa figure et sur son cou. Elle se rappela le jour de sa visite chez Mirah, alors qu’elle entendit la voix de Deronda, qui lisait de l’hébreu avec son frère.

— Il est bien malade… il est près de la mort, continua Daniel, qui s’arrêta brusquement. Il sentit qu’il fallait attendre. Peut-être devinerait-elle le reste ?

— Vous a-t-elle dit que je suis allée chez elle ? demanda Gwendolen en le regardant avec attention.