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comme ceux d’un enfant qui vient de s’éveiller. La vie, en ce moment, s’étendait devant Mirah comme une longue route parsemée de tristesse. Le souvenir de son père la hantait, et avec lui une double séparation : celle d’un vivant et celle d’un mort.

Mais la porte s’ouvrit sans que personne parût. Tout à coup, une voix bien connue se fit entendre avec ces mots :

— Daniel Deronda peut-il entrer ?

— Venez, venez ! s’écria Mordecai en se levant précipitamment, le visage radieux et les yeux brillants, aussi peu surpris, en apparence, que s’il avait vu Deronda le matin et qu’il attendit sa visite du soir.

Mirah tressaillit et rougit, dans une attente confuse et presque alarmée.

L’entrée de Deronda dans la chambre fut comme le soleil après la pluie : aucun nuage ne pouvait obscurcir le délicieux rayon de cet instant. Après avoir tendu une main à Mirah, qui se pressait contre son frère, il posa l’autre sur l’épaule de Mordecai et demeura ainsi quelque temps sans parler ; mais, après les avoir bien regardés, il dit anxieusement :

— Est-il arrivé quelque chose ? est-ce un chagrin ?

— Ne parlez pas de chagrin maintenant, dit Mordecai, qui voulut épargner a sa sœur la nécessité de répondre : il y a de la joie sur votre figure : qu’elle soit la nôtre !

Mirah pensa : « C’est pour une chose qu’il ne peut nous dire. » Ils s’assirent alors, et Deronda vint se placer en face de Mordecai.

— C’est vrai ! affirma-t-il d’une voix sonore et mélodieuse. J’ai une joie qui en sera toujours une pour nous, même dans le plus grand chagrin. Je ne vous ai pas fait part du motif de mon voyage à l’étranger, Mordecai, parce que… peu importe ! J’allais apprendre ce qu’est ma naissance ; et vous aviez raison : je suis juif !