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— Ce serait trop long à raconter. Nous voici à ma porte. Mon frère ne voudrait pas la fermer sur vous.

Le cœur de la pauvre enfant battait à coups précipités en pensant à ce qui pourrait arriver en présence d’Ezra ; elle se sentit humiliée et honteuse.

— Attends un instant, liebchen, dit Lapidoth d’une voix plus basse. Quelle sorte d’homme Ezra est-il devenu ?

— Un homme bon… admirable ! s’écria-t-elle avec emphase et en essayant de dominer l’agitation qui faisait trembler sa voix. Elle se croyait tenue de préparer son père à la pénétration complète de lui-même qui l’attendait. Mais il était bien pauvre quand mes amis me l’ont retrouvé… un pauvre ouvrier. Autrefois, — il y a douze ans, — il était fort et heureux en partant pour l’Orient ; c’est alors que ma mère le rappela parce que… parce qu’elle m’avait perdue. Il revint près d’elle, en eut soin malgré sa grande peine, et travailla pour elle jusqu’à ce qu’elle mourût de douleur. Ezra aussi a perdu la santé. Le froid le saisit pendant qu’il accourait vers ma mère abandonnée. D’année en année, il est devenu plus faible, toujours pauvre… toujours travaillant… mais plein de savoir et de génie. Tous ceux qui l’approchent l’honorent. Quand on est devant lui, c’est comme si on était devant un prophète de Dieu, et les mensonges ne servent de rien.

Elle avait baissé les yeux pour éviter de regarder son père, tandis qu’elle prononçait cette dernière phrase. Elle ne se sentait pas la force de supporter l’air de désappointement ignoble qui se peignit sur son visage. Mais il n’en fut pas moins prompt en invention.

— Mirah, liebchen, reprit-il de son ancienne voix flatteuse, ne voudrais-tu pas me voir vêtu d’une façon plus respectable avant que mon fils me revoie ? Si j’avais un peu d’argent, je pourrais m’arranger et venir chez toi comme le doit un père ; je pourrais chercher un emploi