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culminant du pathétique. Il poussa un sanglot, comme une femme, et tira vivement de sa poche un vieux foulard jaune, en loques. Mirah, en dépit de ce sanglot, eut assez d’énergie pour ne pas lui laisser supposer qu’il la trompait. Pour la première fois, elle osa se servir avec lui de paroles accusatrices, et lui répondit d’une voix ferme :

— Vous savez fort bien pourquoi je vous ai quitté, mon père. J’avais grandement raison de me méfier de vous, car j’étais sûre que vous aviez trompé ma mère. Si j’avais pu avoir confiance en vous, je serais restée et j’aurais travaillé pour vous.

— Je n’ai jamais songé à tromper ta mère, Mirah, reprit Lapidoth en ôtant son mouchoir, et comme s’il s’efforçait de réprimer de nouveaux sanglots. Je pensai te ramener auprès d’elle, mais la mauvaise chance m’en a empêché, précisément au moment où je voulais le faire ; puis m’est parvenue la nouvelle de sa mort. Il valait mieux pour toi que je demeurasse où j’étais et ton frère pouvait se suffire à lui-même. Personne que toi n’avait de droits sur moi. J’ai appris la mort de ta mère par un ami qui s’était chargé de tout arranger, et je lui ai envoyé beaucoup d’argent pour payer les frais. Peut-être m’a-t-il écrit des mensonges pour me soutirer de l’argent.

Mirah ne répondit pas ; elle ne voulait pas lui dire : « Je n’en crois pas un mot. » Elle se contenta de faire un geste pour manifester son intention de marcher, craignant, s’ils restaient immobiles, d’attirer une attention qui lui aurait été infiniment désagréable.

— Tu parais avoir bien réussi, Mirah, dit le père qui l’examinait attentivement. Je vois que tu n’es pas dans le besoin.

— De bons amis qui m’ont vue dans la détresse m’ont aidée à trouver du travail. Je donne des leçons. Je chante dans les concerts. Je sors d’une maison particulière où j’ai