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tis… nous avons quitté le port… nous sommes entrés en pleine mer… nous ne nous regardions pas… Il ne parlait que pour me donner ses ordres… et, comme je me voyais plus impuissante que jamais, je pensai aux plus mauvaises choses ! Je désirais… je souhaitais… je m’imaginais l’impossible… Je ne voulais pas mourir, moi !.. J’avais peur que nous fussions noyés ensemble. J’aurais prié si j’avais cru que cela pût me servir… j’aurais prié pour qu’il lui arrivât quelque chose… j’aurais prié pour qu’il s’engloutît et me laissât seule… Je ne connaissais point de manière pour le tuer là… mais je l’ai fait… je l’ai tué dans mon cœur !..

Submergée par un flot de pensées, elle se tut, mais reprit bientôt :

— Je me souviens que je lâchai le gouvernail et que je m’écriai : « Dieu ! viens à mon aide ! » Mais je fus forcée de le reprendre et de continuer ; et les mauvaises pensées, les mauvaises prières revinrent encore… et je ne sais pas comment cela est arrivé… Il changeait la voile de côté… il y eut un coup de vent… il fut renversé… Je ne sais rien de plus… je sais seulement que je vis mon souhait se réaliser devant moi.

Alors elle continua plus vite et d’une voix plus basse :

— Je l’ai vu enfoncer, et mon cœur bondit comme s’il voulait s’élancer hors de ma poitrine. Je crois que je ne bougeai pas. Je tenais mes mains serrées… J’ai eu le temps d’être contente et de penser que ce n’était pas la peine de me réjouir… il allait remonter. Il reparut… loin… le bateau avait marché. Tout cela fut comme un éclair. « La corde ! » cria-t-il. Ce n’était plus sa voix… je l’entends encore… et je me suis baissée pour prendre la corde… Je croyais… j’étais sûre qu’il savait nager et qu’il reviendrait dans tous les cas, et j’avais peur de lui. J’étais persuadée qu’il se sauverait. Mais il enfonça de nouveau et je tenais la corde dans mes