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nier qu’il fût bon, on aurait admiré ce caractère sur le théâtre ; grand, avec une volonté de fer, comme le vieux Foscari avant le pardon. Mais les femmes et les filles de ces hommes-là sont des esclaves. Ils gouverneraient le monde, s’ils le pouvaient ; ne le gouvernant pas, ils font peser le poids de leur volonté sur le cou et sur l’âme des femmes. Parfois la nature les contrarie. Mon père n’avait d’autre enfant que sa fille, et sa fille était comme lui. — Elle avait de nouveau croisé les bras et regardait devant elle, comme si elle s’apprêtait à résister à une tentative d’oppression. — Ton père était différent ; tout l’opposé de moi ; rien que tendresse et affection. Je savais que je pourrais le gouverner. Avant de l’épouser, je lui avais fait jurer en secret qu’il ne s’opposerait pas à ma vocation artistique. Mon père était à son lit de mort quand nous fûmes mariés : il s’était toujours promis de me faire épouser mon cousin Éphraïm, et, quand une femme a une volonté aussi énergique que celle de l’homme qui veut la gouverner, elle doit mettre toute sa force dans le secret. J’entendais bien faire à ma volonté à la fin, mais je ne pouvais y parvenir qu’en feignant d’obéir. J’avais peur de mon père : toujours j’eus peur de lui ; je n’ai jamais pu m’en empêcher. Je me méprisais d’avoir peur ; j’aurais donné beaucoup pour avoir le courage de le défier ouvertement ; jamais je ne l’osai, car j’étais sûre de ne pas réussir, et pour rien au monde je n’aurais voulu risquer une défaite.

Elle prononça ces derniers mots avec emphase, puis s’arrêta, comme si elle avait réveillé une foule de souvenirs qui l’empêchaient de continuer. Son fils tenta de la rappeler à elle-même en lui demandant :

— Où demeurait mon grand-père ?

— Ici, à Gênes, quand je fus mariée. Sa famille y demeurait depuis plusieurs générations ; mais il a habité différents pays.