Page:Eliot - Daniel Deronda vol 2&3.djvu/222

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mon père défunt !.. Je suis forcée de te dire que tu es juif, et de te restituer ce qu’il m’a ordonné de te remettre !..

— Dites-moi, je vous en supplie, ce qui vous a poussé — quand vous étiez jeune — à suivre la résolution que vous avez prise, dit Daniel, en essayant, par ce recours au passé, d’échapper à ce qui était pour lui un apitoiement douloureux, causé par ce mélange de peine et de défi. Je devine que mon grand-père s’opposait à votre vocation artistique ; je m’explique, quoique n’en ayant pas fait l’expérience, la nature pénible de votre lutte. Je puis m’imaginer la souffrance d’une renonciation forcée.

— Non, dit la princesse en branlant la tête et en croisant les bras, tu n’es pas femme. Tu peux l’essayer ; mais jamais tu ne sauras ce que c’est que d’avoir en soi la force, le génie d’un homme et de souffrir l’esclavage d’être fille, d’avoir un modèle ainsi conçu : Ceci est la femme juive ; ceci est ce que tu dois être ; ceci est ce que l’on veut de toi. Le cœur d’une femme doit être de telle taille et pas plus grand, sinon il faut le rapetisser, comme on le pratique pour les pieds des Chinoises ; son bonheur doit être fait de la même manière que les gâteaux, d’après une recette fixe. — C’est ce que voulait mon père. Il aurait bien désiré que je fusse un fils ; son cœur n’était attaché qu’à son judaïsme. Il voyait avec peine le monde chrétien ne penser à la femme juive que comme à un article propre à en faire des chanteuses ou dès actrices ; comme si nous n’étions pas enviables à cause de cela ! N’est-ce pas un moyen d’échapper à l’esclavage ?

— Mon grand-père était-il savant ? demanda Daniel, avide de connaître les détails auxquels il craignait que sa mère ne pensât pas.

Elle leva la main dans un geste d’impatience et répondit :

— Oh, oui ! et un très habile médecin, et bon ! Je ne puis