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relèverez les tombes sur lesquelles ne peuvent passer ni la charrue, ni la herse, ni le pic du chercheur d’or. Vous prendrez l’héritage sacré du juif.

Deronda était devenu aussi pâle que Mordecai. Il sentait que ce serait cruel de répondre par l’hésitation et par le doute à cette ardente nature souffreteuse, qui était peut-être dans un moment d’exaltation et de confiance. Avec un tact exquis et avant de répondre, il posa doucement sa main sur celle de Mordecai qui l’étreignait ; cela valait mieux qu’un discours. Puis, sans se hâter, et comme craignant d’avoir tort, il murmura :

— Avez-vous donc oublié ce que je vous ai dit la première fois que nous nous sommes vus ? Ne vous rappelez-vous pas que je vous ai répondu que je n’étais pas de votre race ?

— Cela ne peut être vrai, répondit inopinément Mordecai, sans donner le moindre signe d’abattement. — La main sympathique qu’il sentait sur la sienne le faisait résister énergiquement à toute parole de dénégation. Deronda se sentit incapable de rien répondre. Mordecai, trop entièrement possédé par la suprême importance de la relation établie entre Deronda et lui pour se soucier de ses paroles, fit suivre sa première affirmation d’une seconde, qui lui vint sur les lèvres comme la suite naturelle d’une conviction depuis longtemps chérie :

— Vous n’êtes pas sûr de votre origine.

— Comment savez-vous cela ? s’écria Daniel en tressaillant et en retirant sa main, qu’il avait posée sur celle de Mordecai.

— Je le sais, je le sais ; que serait ma vie sans cela ? dites-moi tout. Dites-moi pourquoi vous niez ?

Il ne pouvait concevoir ce que cette demande était pour Deronda ; il ne pouvait deviner à quel point il touchait à une sensibilité secrète, à une réticence qui durait depuis des années ; il ne pouvait savoir que l’incertitude sur laquelle