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blique par sa position, il n’y a moyen pour lui d’y entrer que par ses propres efforts.

— Je ne désire pas faire ma fortune avec des opinions, et surtout avec des opinions empruntées ; non que je veuille blâmer ceux qui le font. Il en est de bien meilleurs que moi qui vont sur la plate-forme pour faire leur éloge et qui n’en sont pas moins l’honneur d’un parti.

— Je te dis, Dan, que celui qui n’ose pas être un peu hâbleur est un homme sans pratique. Certainement il y a de la mauvaise hâblerie, mais il y en a aussi de la bonne : c’est celle qui graisse les roues et qui rend le progrès possible. Quelle action se produira si l’on n’agit pas ?

— On peut être obligé de se soumettre à une nécessité accidentelle, répondit Deronda ; mais je ne puis réellement appeler ami du bien public celui qui n’a pas devant lui un idéal qui l’empêche de dévier du droit chemin ; et, si j’avais été destiné à être un homme public, j’aurais laissé de côté mon propre succès par amour pour le bien public.

Ce fut après cet entretien que Deronda sortit pour faire sa course projetée chez Ezra Cohen. Il pénétra dans la rue par l’extrémité opposée à Holborn ; mais, au lieu de se hâter, une répugnance invincible lui fit modérer son allure. Il s’arrêta même devant plusieurs magasins, décidé à ne pas pousser plus loin sa connaissance du moderne Ezra, qui, certainement, n’était pas le chef de son peuple ; car il avait conclu, ou plutôt il avait voulu conclure que toutes les probabilités empêchaient cet homme d’être le frère de Mirah. Il fit halte devant une boutique de libraire, où, sur une table, s’étalait la littérature de tous les siècles, depuis les immortels poèmes d’Homère jusqu’à la prose mortelle du roman de chemin de fer. L’étonnante biographie du juif polonais, Salomon Maimon, vint frapper ses yeux, et, comme le format de ce livre était assez petit pour qu’il pût le mettre