Je me demande si jamais un pauvre petit oiseau perdu et incapable de voler a été ramassé et mis dans un nid bien chaud, où il y avait une mère et des sœurs si bonnes que tout lui a semblé naturel, comme s’il y avait toujours été ? Je ne croyais pas que le monde pût être aussi heureux que je le trouve maintenant. — Elle demeura pensive un instant : — Il y a cependant quelque chose qui m’effraye un peu.
— Quoi donc ? lui demanda Deronda devenu inquiet.
— C’est qu’en tournant le coin d’une rue, je rencontre mon père. Quelle terrible chose qu’une pareille crainte ! C’est mon seul chagrin, fit-elle d’un ton plaintif.
— Ce n’est guère probable, objecta Deronda, qui espérait bien qu’il n’en serait jamais ainsi ; puis saisissant l’occasion, il dit : — Éprouveriez-vous maintenant une grande douleur, si vous ne deviez jamais revoir votre mère ?
Elle ne répondit pas tout de suite et médita de nouveau ; puis, se tournant vers Deronda, elle répondit d’une voix assurée :
— Je désirerais qu’elle sût que je l’ai toujours aimée, et, si elle vit, je voudrais la consoler. Peut-être est-elle morte ? Si cela est, j’aimerais à savoir où elle a été enterrée, et, si mon frère vit, pour dire Kaddich en mémoire d’elle[1]. Je tâcherai de ne pas m’attrister ; il y a déjà tant d’années que je la crois morte ! Mais je l’aurai toujours présente à l’esprit ; nous ne pouvons pas être réellement séparées. J’ai constamment tâché d’éviter de faire ce qui aurait pu la blesser : seulement elle pourrait être peinée que je ne sois pas une bonne juive.
— Pourquoi n’êtes-vous pas une bonne juive ? demanda Deronda.
— Parce que je suis une ignorante et que je n’ai jamais observé
- ↑ Prière pour les parents morts, qui se dit tous les ans le jour anniversaire de l’enterrement. Les hommes seuls la disent. (Note du Traducteur.)