Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dû faire faire son portrait. Gwendolen éprouvait de naïves délices lorsqu’elle pensait à son heureuse personnalité ; en ce moment même, où le chagrin menaçait de l’étreindre, elle se regardait dans sa glace à la clarté naissante du jour, et la satisfaction se peignait sur ses traits ; ses lèvres fines laissèrent échapper un sourire, et, ôtant son chapeau, elle se pencha vers son image réfléchie par le miroir et lui donna un baiser. Comment aurait-elle cru au malheur ? Elle se sentait de force à le défier, à le dompter, ou à s’en éloigner comme elle l’avait déjà fait.

Madame de Langen ne sortait jamais avant le déjeuner ; Gwendolen pouvait donc, en toute sûreté, faire sa course matinale et revenir par l’Obere strasse[1], où se trouvait la boutique dont elle avait besoin et qu’elle savait devoir être ouverte dès sept heures. Pour le moment, les observateurs qu’elle désirait éviter devaient se promener vers les sources ou dormir encore ; mais elle était obligée de passer devant un grand hôtel, celui de la Czarine, d’où des regards indiscrets pouvaient la suivre jusqu’à la porte de M. Wiener. C’était une chance à courir ; d’ailleurs, ne pouvait-elle pas y aller pour acheter un objet de fantaisie ? Ce petit subterfuge lui vint à l’esprit lorsqu’elle se rappela que cet hôtel était celui de Deronda ; mais déjà elle se trouvait au milieu de l’Obère strasse et continua de s’avancer résolûment. Elle ne regarda ni à droite ni à gauche, entra dans la boutique conclut sa transaction avec un calme qui ne permit au petit M. Wiener de rien remarquer, excepté la grâce hautaine de ses manières et la beauté des trois turquoises du collier. Ces turquoises provenaient d’une chaîne que son père avait portée autrefois ; mais elle n’avait pas connu son père, et le collier était, à tous égards, l’ornement dont elle pouvait le plus convenablement se séparer sans regret.

  1. La rue Haute.