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Klesmer en souriant à miss Arrowpoint et en faisant sur le piano une gamme ascendante et descendante.

M. Bult trouva cette réponse shocking ; mais, comme Catherine était présente, il ne voulut pas s’éloigner.

— Herr Klesmer, dit-elle pour rétablir la situation, a des idées cosmopolites ; il prêche la fusion des races.

— J’en suis charmé, répondit M. Bult, qui voulut être gracieux. J’étais bien sûr qu’il avait trop de talent pour n’être qu’un musicien.

— Ah ! monsieur, vous vous trompez étrangement, s’écria Klesmer avec feu. Personne n’a trop de talent pour être musicien ; beaucoup d’hommes, au contraire, en ont trop peu. Un artiste créateur n’est pas plus un simple musicien qu’un grand homme d’État n’est un simple politicien. Nous ne sommes pas, monsieur, des poupées qui vivent dans une boîte et qui n’en sortent que pour amuser le monde. Nous aidons au gouvernement des nations et nous coopérons à l’œuvre du siècle, comme tous les hommes publics. Nous occupons le même rang que les législateurs. Un homme qui parle sur la musique avec savoir et conscience, est obligé de posséder quelque chose de plus que l’éloquence parlementaire.

En prononçant ces derniers mots, Klesmer quitta le piano et sortit. Miss Arrowpoint rougit, et M. Bult, avec son flegme habituel, lui fit remarquer « que son pianiste ne se prenait pas pour de la petite bière ».

M. Klesmer est quelque chose de plus qu’un pianiste, dit miss Arrowpoint pour l’excuser. C’est un grand musicien, dans le sens le plus complet du mot ; il est aussi haut placé que Schubert et Mendelssohn.

— Ah ! vous autres femmes, vous comprenez ces choses-là, dit M. Bult, avec la conviction que ces « choses-là » étaient frivoles, surtout parce que Klesmer s’était posé en petit-maître.