Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/25

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

difficile de croire à une position médiocre, à une dépendance humiliante, qu’à une mort soudaine. Elle demeura quelques minutes sans faire un mouvement ; puis, ôtant son chapeau, elle alla se regarder machinalement dans sa glace ; elle obéissait à une habitude contractée depuis longtemps ; mais, ce soir-là, elle ne se voyait pas ; elle semblait avoir été réveillée en sursaut par un bruit horrible dont elle cherchait à saisir la cause. Peu à peu le sentiment de la réalité lui revint ; elle s’assit sur son canapé, reprit la lettre de sa mère, qu’elle relut posément ; puis elle demeura les mains jointes sur son giron, parfaitement calme en apparence et les yeux secs. Elle voulait envisager la position sous son véritable jour, la regarder bien en face, et, au lieu de se lamenter, lui résister avec toute l’énergie dont elle se sentait capable. Elle ne s’écria pas : « Ma pauvre mère ! » Sa mère avait été assez mal partagée sous le rapport du bonheur, et, si Gwendolen avait voulu plaindre quelqu’un, elle aurait commencé par se plaindre elle-même. Son premier sentiment fut celui de la colère. Elle était furieuse d’avoir perdu son argent ; si la chance avait continué à la favoriser, elle aurait pu avoir à sa disposition une jolie somme qui lui eût permis de venir au secours des siens. Est-ce que cela n’était plus possible ? Elle ne possédait, il est vrai, que quatre napoléons, mais elle pouvait mettre en gage des bijoux, et ce procédé était assez commun dans la société élégante des villes d’eaux de l’Allemagne pour qu’il eût été puéril d’en avoir honte. D’ailleurs, quand même la lettre de sa mère ne lui serait pas parvenue, elle était décidée à se défaire d’un collier étrusque que, par hasard, elle n’avait pas encore porté depuis son arrivée. Avec dix louis, pour peu que sa première chance lui revînt, quoi de mieux à faire que de jouer encore ? Si, une fois rentrée chez elle, sa mère désapprouvait l’origine de cet argent, ce qui aurait lieu indubitablement, l’argent n’en serait pas moins