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M. Bult, infatué de son importance et certain de son amabilité personnelle, ne s’imaginait pas que son insensibilité pour le contre-point lui faisait du tort. C’est à peine s’il considérait Klesmer comme un homme sérieux et l’attachement de miss Arrowpoint pour la musique comme autre chose qu’un caprice. Il fut, par conséquent, un peu étonné, après le dîner, d’entendre Klesmer s’exclamer sur le manque d’idéalisme des hommes politiques de l’Angleterre, qui ne considéraient la mutualité entre les races que comme une question de marchés et de débouchés. À son avis, les croisades avaient au moins l’excuse d’une bannière sentimentale autour de laquelle les cœurs généreux avaient pu se rallier ; il est vrai que les coquins s’y rallièrent aussi ; mais quoi ! ils se rallient tout aussi bien au principe qui dit : « Acheter bon marché et vendre cher. » Sur ce thème, l’éloquence et les gesticulations de Klesmer se donnèrent libre cours pendant un moment, comme des pièces d’artifice qui éclatent accidentellement et qui retombent bientôt dans un silence absolu. M. Bult n’était pas surpris que les opinions de Klesmer fussent légères, à son point de vue, mais il s’étonnait de sa facilité d’élocution en anglais et de son choix d’expressions ; aussi, le soir même, alla-t-il pour la première fois lui parler pendant qu’il était dans le salon, assis devant le piano à côté de miss Arrowpoint.

— Je ne m’imaginais pas, dit-il, que vous fussiez un homme politique…

Pour toute réponse, Klesmer le regarda fixement, croisa les bras et avança la lèvre inférieure.

— Vous devez avoir l’habitude de parler en public. Vous vous exprimez fort bien, quoique je ne sois pas d’accord avec vous. D’après ce que vous dites du sentiment, je vous suppose panslaviste.

— Non ! je m’appelle Élie. Je suis le Juif-Errant, répondit