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Je ne sais pourquoi, mais j’avais le pressentiment que mon père me livrerait au comte qui m’emporterait dans un lieu d’où je ne pourrais m’échapper ; la voix de ma mère résonnait dans mon âme. Il faisait nuit quand nous entrâmes dans Prague ; mon père avait pris place extérieurement et fumait ; malgré l’obscurité, je voyais tout. Je n’avais jamais remarqué dans la rue le visage des passants ; mais, ce soir-là, je les observai tous, et, quand nous arrivâmes devant un grand hôtel et qu’à la lueur d’un réverbère je vis seulement le dos d’un individu, je reconnus le comte. Je ne dormis pas de la nuit ; je me vêtis simplement ; je me couvris du grand manteau et du chapeau que j’ai toujours portés depuis ; j’attendis que le jour vînt et que les portes fussent ouvertes. Quelqu’un se leva vers quatre heures pour aller au chemin de fer ; cela me donna du courage ; je me glissai dehors avec mon petit sac sous mon manteau et je ne fus pas remarquée. J’avais étudié le Guide des chemins de fer et je connaissais bien l’itinéraire à suivre pour arriver en Angleterre ; avant que le soleil se levât, j’étais dans le train qui m’emportait vers Dresde. Alors je pleurai de joie. Je ne savais pas si le peu d’argent que j’avais me suffirait, mais j’étais confiante, je pouvais vendre les quelques articles qui étaient dans mon sac, ainsi que mes boucles d’oreilles ; je pouvais me contenter de ne manger que du pain… Je n’avais qu’une crainte, c’était d’être poursuivie par mon père. Je ne m’arrêtai pas ; j’allai toujours. Arrivée à Bruxelles, je vis que l’argent allait me manquer ; je vendis tout ce dont je pouvais me défaire. C’est alors que m’arriva une étrange aventure : en mettant la main dans la poche de mon manteau, j’y trouvai un demi-louis ; je me demandai comment il était venu là, et je crus me rappeler qu’en partant de Cologne, un jeune ouvrier était assis en face de moi. D’abord il essaya de nouer une conversation ; mais, comme