Page:Eliot - Daniel Deronda vol 1&2.pdf/229

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sur ses intentions et qu’il allait tout m’expliquer ; que, si je ne jouais pas et ne tenais pas mon engagement, nous serions ruinés, et qu’il mourrait de faim. Je continuai donc d’aller au théâtre, et, pendant plus d’une semaine, le comte ne m’aborda pas… Nous changeâmes d’appartement ; mon père ne quittait plus la maison que pour me conduire au théâtre. Un jour, il me parla de mon jeu sur un ton découragé, et me dit que je ne pourrais jamais chanter en public, que je perdrais ma voix, qu’il fallait penser à l’avenir et ne pas mettre des sentiments absurdes entre ma fortune et moi. « Que veux-tu faire ? ajouta-t-il, tu en seras réduite à chanter dans les rues et à mendier. On t’a fait une offre magnifique et tu aurais dû l’accepter. » Je ne pouvais parler, j’étais saisie d’horreur ; l’indignation me suffoquait, surtout en pensant à ma mère. Pour la première fois, l’idée me vint de le quitter ; je sentais que je ferais bien ; mais, le lendemain, il m’apprit qu’il avait résilié mon engagement et que nous allions partir pour Prague. Au bout de deux jours j’avais tout emballé et préparé pour notre voyage. J’étais devenue défiante ; je me disais toujours que je serais obligée de m’enfuir ; si cela arrivait je me rendrais à Londres et j’essayerais de retrouver ma mère. J’avais un peu d’argent ; je vendis quelques menus objets pour en avoir davantage. Je fis un paquet de quelques vêtements indispensables que je pouvais emporter et je me tins sur mes gardes. Le silence de mon père sur l’offre du comte, dont il ne me reparla plus, me donna la conviction qu’il tramait un plan contre moi, et je priai Dieu de me protéger. J’avais vu ce qu’étaient les femmes perdues et mon cœur me disait de craindre mon père, car je voyais toujours derrière lui cet homme qui me faisait frissonner. Peut-être direz-vous que mes soupçons n’étaient pas fondés, mais il me paraissait évident que Dieu avait éclairé mon esprit. Pendant tout le voyage je fus en alarme.