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père me dit un jour de faire nos malles, car nous allions partir pour Hambourg. J’en fus heureuse. Je parlais bien allemand et je connaissais par cœur presque toutes les pièces du théâtre allemand. Mon père s’exprimait mieux dans cette langue qu’en anglais. J’avais alors treize ans et je me croyais vieille ! Je savais déjà tant de choses et pourtant si peu ! Pendant la traversée, je ne souffris pas du mal de mer et je pus demeurer presque tout le temps sur le pont. Mon père, pour amuser les passagers, jouait la comédie, chantait, faisait des farces, et j’écoutais souvent les remarques dont il était l’objet. Un jour que je regardais la mer et que personne ne faisait attention à moi, j’entendis un gentleman dire à un autre : « Oh ! c’est un malin juif,… un drôle,… dont rien ne m’étonnerait. Il n’y a pas de race comme celle-là pour la finesse des hommes et la beauté des femmes. Je me demande quel trafic il va faire de sa fille. » Quand j’eus entendu ces mots, je me dis que le malheur de ma vie venait de ce que j’étais juive, que le monde ferait peu de cas de moi et qu’il fallait m’y résigner. Je me consolai en pensant que ma souffrance était une part de l’affliction de mon peuple, une part dans le chant funèbre qui avait traversé les siècles… Mais vous ne m’avez pas repoussée ! observa-t-elle d’un ton plein de gratitude.

— Et nous tâcherons de faire en sorte que vous ne soyez pas mal jugée par les autres, ma chère enfant ! dit madame Meyrick, qui avait cessé de travailler et qui, les bras croisés, écoutait avec la plus grande attention. — Continuez ; dites-moi tout.

— Nous habitâmes ensuite plusieurs villes, mais c’est à Vienne et à Hambourg que nous demeurâmes le plus longtemps. Je repris l’étude du chant et mon père gagnait toujours de l’argent dans les théâtres. Pendant quelque temps il fonda de grandes espérances sur mon talent ; il me fit