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— J’ai des biscuits ; les aimez-vous ? lui demanda-t-il.

— Non, merci ; je ne puis manger. Il me restait encore de l’argent pour acheter du pain.

Sans faire d’autre remarque, Daniel se remit à ramer, et pendant quelque temps ils glissèrent rapidement sur l’eau sans se rien dire. Elle ne le regardait pas ; ses yeux suivaient le mouvement des rames ; elle se penchait en avant dans une attitude de repos, comme si elle se sentait soulagée par la chaleur qui revenait et par la perspective de la vie qui remplaçait celle de la mort. Le crépuscule s’assombrissait, le soleil avait disparu et les petites étoiles du ciel commençaient à se répondre l’une à l’autre. La lune se levait à l’horizon, mais sa lumière n’était pas encore assez forte pour qu’il pût discerner l’expression de ses traits et de son regard. Une seule chose l’inquiétait : son esprit n’était-il pas dérangé ? Incontestablement elle avait voulu se suicider, et, quoique désirant commencer une explication, il s’en abstint, afin de lui inspirer assez de confiance pour qu’elle parlât sans y être provoquée.

— J’aime le bruit des rames, dit-elle enfin.

— Moi aussi.

— Si vous n’étiez pas venu, je serais morte maintenant.

— Je ne puis vous entendre parler ainsi. J’espère que vous n’êtes pas fâchée que je sois venu.

— Je ne vois pas pourquoi je serais heureuse de vivre. La maggior dolore et la miseria ont duré plus longtemps pour moi que le tempo felice. Elle s’arrêta un moment, puis reprit : — Dolore… miseria !… Il me semble que ces mots sont vivants.

Deronda ne répondit pas. La questionner lui paraissait une liberté impardonnable. Il ne voulait pas avoir l’air de réclamer les droits d’un protecteur ou d’un bienfaiteur ; il ne voulait pas la traiter avec moins de respect parce qu’elle était dans l’affliction. Elle reprit songeuse :