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tit ses paupières la brûler, et, certaine que cet homme ne la quittait pas des yeux, elle en éprouva un malaise qui devint bientôt une torture. Raison de plus alors pour ne point reculer et pour persister comme si elle eût été indifférente à la perte ou au gain. En vain son amie insistait pour lui faire quitter la partie ; Gwendolen mit dix louis sur la même couleur ; elle était arrivée peu à peu à cet état de fièvre où l’esprit ne réfléchit plus et se raidit contre la chance. Puisqu’elle ne gagnait plus extraordinairement, le mieux à faire était de perdre extraordinairement. Elle obligea ses nerfs à demeurer calmes et ne manifesta aucune émotion. Chaque fois que son or disparaissait, elle doublait son enjeu. Tous les regards se dirigeaient sur elle ; mais le seul qui la touchât était celui de Deronda, et, quoi qu’elle ne se tournât jamais de son côté, elle était sûre qu’il ne la perdait pas de vue. Le drame ne dura pas longtemps. — Faites votre jeu, mesdames et messieurs[1] ! disait la voix automatique du Destin, personnifié en croupier ; et la main de Gwendolen avança sa dernière pile de louis. — Le jeu ne va plus, dit le destin. Cinq secondes après, Gwendolen quittait la table et, se tournant résolûment vers Deronda, le fixa sans se troubler. Elle crut voir dans ses yeux un sourire ironique, mais elle préférait son attention à son dédain, et, en dépit même de cette arrogance et de cette ironie, il aurait été difficile de croire que Deronda n’admirait pas son énergie autant que sa beauté. Il était jeune, élégant, distingué en apparence ; il ne ressemblait pas à ces Philistins ridicules qui se croient obligés de flétrir le jeu et de protester contre lui. Gwendolen était persuadée qu’elle connaissait ce qu’il y avait d’admirable en elle, et, de plus, qu’elle était admirée. Le piédestal toutefois venait de recevoir un choc assez sévère et chan-

  1. Les mots en italique sont en français dans le texte anglais.