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LA NOUVELLE CARTHAGE

Mme Lydie, il préférait une pomme sure, craquant sous la dent.

De même il gardait dans les narines l’odeur rien moins que suave de la fabrique, surtout cette odeur du fossé bornant l’immense enclos et dans lequel se déchargeaient les résidus butyrreux, les acides pestilentiels, provenant de l’épuration du suif. Ce relent onctueux et gras, relevé d’exhalaisons pouacres, le poursuivait continuellement à la pension, avec l’opiniâtreté d’un refrain canaille. Cette odeur était corrélative de la population ouvrière, des pauvres gens aveuglés par l’acréoline, déchiquetés par les machines à vapeur, proscrits par Saint-Fardier ; elle disait à Laurent la coulerie et ses femmes dépoitraillées, Tilbak et l’aventure du Robinson Suisse ; elle lui suggérait l’excentrique banlieue, la nuit saoûle et lubrique autour du Moulin de pierre.

Lorsqu’il remettait le pied sur le pavé de sa ville natale, c’était par ce fossé que le domaine de Gina s’annonçait à lui. De tout ce qui appartenait et vivait à la fabrique, ce fossé seul venait à sa rencontre de très loin, le prenait même à la descente du train, le saluait avec un certain empressement, bien avant que le collégien eût vu poindre au-dessus des rideaux d’arbres, des toits et des moulins du faubourg, les hautes cheminées rouges et rigides, agitant leurs panaches fuligineux en signe de dérisoire bienvenue. Il était aussi le dernier, ce fossé corrompu, à lui donner la conduite, le jour du départ, comme un chien galeux et perdu qui se traîne sur les pas d’un promeneur pitoyable.

La surface sombre, striée de couleurs morbides, l’égout affreux s’écoulait à ciel ouvert, tout le long de la voie lépreuse conduisant à l’usine. Il mettait comme une lenteur insolente à regagner le bras de rivière dont il déshonorait les eaux. Les riverains, toutes petites gens, dépendant de la puissante fabrique, murmuraient à part eux, mais n’osaient se plaindre trop haut. Forts de cette résignation les patrons ajournaient la grosse dépense que représenterait le voûtement de ce cloaque. Une épidémie de choléra qui éclata en plein mois d’août leur donna cependant à réfléchir. Amorcé et stimulé par les miasmes du fossé le fléau éprouvait les parages de l’usine plus cruellement que n’importe quel autre quartier de l’agglomération. Les faubouriens tombaient comme des mouches. Quoique les survivants craignissent d’attirer la famine en protestant ouvertement contre la peste, les Dobouziez crurent devoir amadouer la population, sourdement montée contre eux, et répandirent les secours parmi les familles des cholériques. Mais ces largesses presque forcées se faisaient