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LA NOUVELLE CARTHAGE

modelés et nippés à souhait, mais d’une originalité par trop outrée, à qui, pourtant, de la meilleure foi du monde, il se flattait de les présenter. S’étant dérobés en toute hâte à cette compromettante accointance, ils furent taxés durement de philistinisme.

Cette fois Bergmans riposta sèchement. Paridael leur en demandait trop, à la longue ! La plaisanterie tournait à l’aigre. S’intéresser au peuple qui travaille et qui souffre : rien de plus équitable. Mais se passionner pour les sacripants, frayer avec les irréguliers et la racaille, c’était se conduire en excentrique, pour ne pas dire plus ! Puis s’adoucissant, Bergmans tenta de montrer au dévoyé l’abîme vers lequel il glissait ; il lui reprocha son désœuvrement ; sa vie à part, ses chimères, s’offrit même de le prendre dans ses bureaux ou de le placer chez Daelmans-Deynze.

Paridael refusa net. La plus légère dépendance, le moindre contrôle lui répugnaient comme une chaîne.

Quelquefois, sensible à une parole émue, il promettait de se ranger ; il ferait un effort et se contenterait de l’existence commune aux gens rassis ou du moins plus posés ; mais ces sages résolutions l’abandonnaient au premier froissement que lui causaient la platitude et la méconnaissance bourgeoises.

Les pronostics du cousin Dobouziez pesaient sur lui comme une malédiction ; cet homme positif et clairvoyant avait scruté l’avenir de ce parent exceptionnel.

Laurent en arrivait à se souhaiter irresponsable, à envier les internés, criminels ou fous, que ne ronge plus le souci du pain quotidien et de la lutte pour l’existence. Sa bonté évangélique, une bonté hystérique comme celle des franciscains d’Assises, l’effrénait et le poussait aux dernières conséquences du panthéisme. Fataliste, il se croyait prédestiné ; sans ressort, sans foi, sans but, il souhaitait mourir et se replonger dans le grand tout, comme une pièce ratée que le fondeur remet au creuset. Après l’éparpillement de ses atomes et la diffusion de ses éléments, l’éternel chimiste les combinerait une autre fois avec plus de profit pour la création.

La visite que Laurent fit, au plus fort de cette crise, à une maison pénitentiaire, exaspéra ces délétères nostalgies :

« Des malades, des inconscients, des malheureux ! » plaidait-il, au retour de cette excursion, devant le tribun, le peintre et le musicien. « Les bayeurs, les effarés, les éblouis, les éperdus, aux grands yeux visionnaires qui ne comprennent rien au monde et à la vie, au code et à la morale, — des faibles, des pas-de-chance, moutons toujours tondus, instruments passifs, dupes qui coudoyèrent toutes les scélératesses et demeurèrent