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LA NOUVELLE CARTHAGE

nues ou habillées de longs bas et de loups noirs, gueusaient l’approbation des détraqués béats et, à quatre pattes comme des minets, frottaient leur chair moite et poudrederizée aux funèbres habits noirs.

Telle était la prestigieuse renommée de ces bordels, que pendant les journées de carnaval les honnestes dames des clients réguliers, se rendaient, en domino, dans ces ruches diligentes — aux heures de chômage s’entend — et inspectaient, sous la conduite du publicain et de la publicaine, les cellules douillettes et capitonnées, dorées comme des reliquaires, les lits machinés et jusqu’aux peintures érotiques se repliant comme des tableaux d’autel.

Et, s’il fallait en croire les médisances des petites amies, MMmes Saint-Fardier n’avaient pas été des dernières à mettre à une si extravagante épreuve la complaisance et la docilité de leurs maris.

Laurent devint un visiteur assidu de ce quartier. Il s’y déphosphorait les moëlles, sans parvenir à déloger de son cerveau la pensée de Gina. Au moment des spasmes, l’image tantalisante s’interposait entre sa vénale amoureuse et ses postulations toujours leurrées !

— Oh, la cruelle incompatibilité ! s’écriait-il. Les atroces chassés-croisés ! Les êtres épris, à en perdre la tête et la vie, des êtres qui, aimant ailleurs, les éluderont éternellement !… L’amitié raisonnable offerte comme l’éponge dérisoire du Golgotha à la soif du frénétique ! Les ferveurs et les délicatesses de l’amour se fanant à la suite des possessions brutales !

Au Riet-Dijk, des types curieux, des composés interlopes de la civilisation faisandée de la Nouvelle Carthage, lui ménageaient de pessimistes sujets d’observations. Après des nuits blanches, il assistait à la toilette de ces dames, surprenait leur trac, leur instinctive terreur à la visite imminente du médecin ; il notait en revanche leur familiarité, presque de femme à femme, avec l’androgyne garçon coiffeur.

Plus que les autres commensaux ou fournisseurs de ces parcs aux biches l’intéressait Gay le Dalmate. Cet industrieux célibataire, commis à cent cinquante francs par mois, chez un courtier de navires, touchait annuellement quinze à vingt mille francs de commission, dans de bonnes maisons du Riet-Dijk. Il amenait aux numéros recommandables les capitaines auxquels les courtiers, ses patrons, l’attachaient comme guide et drogman, durant leur séjour à Anvers. Gay parlait toutes les langues, même les patois, les idiomes des pays vagues, jusqu’à l’argot des populaces recu-