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LA NOUVELLE CARTHAGE

tion, que vous, tout le premier, avez apprécié… Et j’ai même à vous demander une grâce, Monsieur Paridael… Jamais notre ami ne s’est douté de l’amour d’Henriette pour vous… Ô faites qu’il ignore toujours le caprice extravagant de notre fillette…

— C’en est trop ! interrompit Laurent. Ne vous faut-il pas que j’entre dans vos plans jusqu’à me faire haïr de votre fille ? Et intérieurement il se disait : « Trop pauvre pour Gina, trop riche pour Henriette ! » Puis, donnant libre cours à son amertume :

— Vrai, mon cher Tilbak, vous êtes tous les mêmes à Anvers… Vous ravalez tout à une question de gros sous. Mon digne cousin Dobouziez vous approuverait sans réserves… Les liens du cœur, les sympathies ne comptent pas. Tout s’efface devant des considérations de boutique. L’or seul rapproche ou divise. Ah ! tenez, tous, tant que vous êtes, avez une tirelire à la place du cœur ! Vous mêmes, les Tilbak, que je considérais comme les miens, vous ne valez pas mieux que le reste !… Et je suis destiné à vivre toujours seul, et toujours incompris… Éternel déclassé, créature d’exception, nulle part je ne rencontrerai des pairs, des semblables, des vivants de ma trempe !…

Et, en proie à une crise nerveuse qui couvait depuis le matin, le corps tendu et secoué par ces émotions réitérées, il s’affala sur une chaise et se mit à fondre en larmes comme un enfant.

Cependant Siska, attirée par les éclats des voix, avait entr’ouvert la porte et entendu la fin de cette conversation. Elle s’approcha du jeune homme et essaya de le calmer par de maternelles paroles :

— Méchant enfant ! Parler ainsi de nous ! Écoutez-moi, mon cher Laurent, et ne vous fâchez pas. Nous nous expliquerons encore une fois sur toutes ces choses avant notre départ, mais pas aujourd’hui. Vous êtes trop exalté. Qui sait ? Peut-être vous ouvrirai-je les yeux sur l’état de vos propres sentiments !

Un peu intimidé par le ton solennel dont la maîtresse-femme prononça ces quelques mots, Laurent se contint et, après une conversation indifférente, rentra dans la pièce de derrière et prit, avec assez de calme, congé de la famille.

À quelques jours de là, Paridael retourna chez les Tilbak. Siska s’occupait vaillamment des préparatifs du départ. Laurent lui ayant demandé l’explication promise, elle interrompit son travail, et coulant un regard inquisiteur jusqu’au fond des yeux du jeune homme :

— Ce que j’avais à vous dire, Laurent, dit-elle, c’est simplement que vous n’avez jamais aimé Henriette.