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LA NOUVELLE CARTHAGE

et mes obligations s’élèvent à deux millions de francs… De grâce, plus de secousses électriques, n’est-ce pas ?… Que j’achève au moins de vous exposer la situation… J’ai de quoi, en caisse, faire face aux quatre premières échéances, représentant près de huit cent mille francs. Cela nous mène jusqu’au premier du mois prochain…

— Et alors ?

— Alors je compte sur vous…

— Vous comptez sérieusement que je vous procure plus d’un million ?

— On ne peut plus sérieusement.

Le même mortel et crispant silence, pendant que Gina chantait là-haut, en s’accompagnant, les nobles mélodies des classiques allemands. Dobouziez se prend le front à deux mains, l’étreint comme s’il voulait en exprimer la cervelle, puis il le lâche brusquement, se lève, ferme les poings, et, sans s’ouvrir autrement auprès de Béjard d’une résolution extrême qu’il vient de prendre, il lui dit :

— Laissez-moi quinze jours pour aviser… et ne vous empêtrez pas davantage d’ici là…

L’autre comprend que le beau-père le sauve, et marche vers lui, la main tendue, confit en douceâtres formules de gratitude…

Mais Dobouziez se recule, porte vivement les mains derrière le dos :

— Inutile !… Si vous êtes réellement capable de quelque reconnaissance, c’est à Gina et à l’enfant que vous la devrez… s’ils n’étaient pas en cause…

Et il n’achève pas ; Béjard ne manquant pas d’entendement n’insiste plus.

Tous deux remontent dans les salons et feignent de poursuivre une conversation indifférente. M. Dobouziez va se retirer. Gina l’accompagne dans le vestibule et l’aide à endosser sa pelisse, puis, elle lui tend le front. Dobouziez y appuie longuement les lèvres, lui prend la tête dans les mains, la contemple avec orgueil et tendresse :

— Serais-tu heureuse, mignonne, de demeurer encore avec moi ?

— Tu le demandes !

— Eh bien, si tu te montres bien raisonnable, surtout si tu reprends un peu de ta gaieté d’autrefois, je m’arrangerai pour venir m’installer chez toi… Mais garde-moi le secret de ce dessein. Bonsoir, petite…