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LA NOUVELLE CARTHAGE

ment voulu voir voter, en revanche on tentait de persuader à des vivants qu’ils n’étaient plus de ce monde.

Les opérations du vote, appel et contre-appel, duraient jusqu’à midi ; puis commençait le dépouillement. On ne savait rien, mais on supputait les résultats. « Peu d’abstentions ! »

Les cocardes oranges se plaignaient à la fois de l’affluence des blouses, des gens gantés et des tricornes ; en revanche, les bleus s’inquiétaient du contingent extraordinaire de baes de nations, de petits commerçants et d’officiers patriotes.

Personne ne rentrait chez soi ; tous mangeaient mal dans les tavernes bourrées de consommateurs, et la fièvre, l’anxiété séchant les gosiers, ils s’enivraient à la fois de bières et de paroles.

On commençait à se masser, le nez en l’air, sur la Grand’Place devant le local de l’« Association », le club de Béjard et des riches, où viendraient s’encadrer tout à l’heure, entre les châssis des huit fenêtres du premier ; les résultats des vingt-six bureaux ; et aussi au port, devant l’estaminet de la Croix Blanche, où se réunissaient les « Nationalistes » partisans de Bergmans.

Une pluie fine trempait les badauds, mais la curiosité les rendait stoïques. Des camelots continuaient de glapir la marchandise du jour, les cocardes bleues ou oranges.

Il y avait de l’orage et de la menace dans la foule nerveuse et taciturne ; grossie à présent de beaucoup d’ouvriers, de petits employés, d’étudiants, ne payant pas le cens. Enragés de ne pas avoir pu donner leur voix à Door den Berg, ils nourrissaient au fond de leur cœur un violent désir de manifester d’une autre façon leurs préférences.

Aussi, à présent, les cocardes oranges dominaient, dans la foule. Les ouvriers les piquaient à leur gilet de laine. Des rixes avaient éclaté dans la matinée, aux abords des bureaux où votaient les campagnards. Aussi, intimidés par les regards de haine que leur jetaient les compagnons des bassins, les sarraux s’empressaient-ils, leur voix donnée selon le cœur de leur curé, de regrimper en toute hâte sur les impériales et de mettre des lieues de polders ou de bruyères entre eux et les remparts de la métropole.

Les affiliés s’entassaient dans les salons mêmes de l’Association, où siégeaient, attendant les résultats, les chefs et les candidats du parti. La voix métallique et acerbe de Béjard dominait le bourdonnement des colloques ; Dupoissy, bénisseur et inspiré ; M. Saint-Fardier, turbulent, agressif, parlant de se débarrasser à coups de fusils de ce Bergmans et de tout ce sale peuple ; M. Dobouziez, sobre de paroles, vieilli, l’air