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Voici, dans quelques heures, le solstice d’hiver. Et voici la première neige. Elle me fait songer à celle qui sera la dernière. Les jeunes gens, armés de skis, se précipitent vers les trains qui conduisent aux sports d’hiver : ils me font songer à ceux qui pratiqueront les sports des derniers jours, quand viendra le dernier hiver… C’est loin dans l’avenir, très loin d’ici… La nuit est immense. Des myriades d’étoiles scintillent dans les profondeurs d’un ciel étrangement noir, mais ces étoiles ne sont plus celles que nous voyons aujourd’hui. Des astres se sont éteints. D’autres, qui ne nous apparaissent encore que comme des nébuleuses, se sont condensés, allumés, et brillent d’un vif éclat. Notre Soleil ne flambe plus que pauvrement ; il regarde s’étioler autour de lui la famille des planètes qui sont nées de lui et qui persistent à tourner autour du centre originel, mais qui meurent ou qui sont mortes. La Terre lutte ; ses derniers restes de chaleur, mal protégés par la couche trop mince de l’atmosphère, s’irradient dans l’infini, perdus. Une suprême clarté, comme d’une lampe dont l’huile s’épuise, émane encore de notre globe, s’éteignant par à-coups, reprenant par sursauts.

Le refroidissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre ont changé toutes choses : la congélation des vapeurs d’eau qui flottaient dans l’espace a raréfié l’atmosphère à mesure que ces vapeurs, réduites en neige, s’entassaient sur le sol ; l’eau s’est solidifiée en glaçons ; il n’y a plus d’air que dans les bas-fonds. Le bleu du ciel, n’étant que l’illumination de notre enveloppe gazeuse par les rayons solaires, a cessé d’être ; du même coup a disparu toute perspective aérienne, et, avec elle, le dégradé des tons, la sensation des distances, la suave coloration des aurores, la splendeur des couchants. Le Soleil se lève, brusque ; il lance des rayons secs dans le ciel qui reste noir et où persistent à côté de lui les clous lumineux des étoiles… Une clarté dure découpe les formes. L’ombre des choses est nette. La matière n’aurait pas perdu ses antiques colorations, mais la couche de neige recouvre tout, en sorte que le paysage sans reliefs est uniformément livide sur fond noir, comme le négatif d’un cliché.