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Nous n’avons encore aucune idée de ce que la guerre pourra donner, dans l’avenir : nous sommes loin d’imaginer toutes les possibilités de la puissance destructive dont nos arrière-neveux disposeront dans deux cents ans, encore moins dans deux millénaires, ou dans vingt. Nous n’avons connu, jusqu’à présent, que des manifestations relativement bénignes de la nocivité humaine ; les historiens futurs ne manqueront pas d’être frappés par une singularité qui est le propre de l’époque actuelle : notre vingtième siècle leur apparaîtra comme une date de transition, l’instant critique où l’humanité rêvait mystiquement de supprimer la guerre, se délectait littéralement des thèmes pacifistes, et, du même coup, s’ingéniait à organiser dans l’ordre pratique les moyens d’inaugurer enfin des conflits vraiment dévastateurs.

C’est bien, en effet, au cours du vingtième siècle que nos philosophes se mirent d’accord avec nos politiciens pour déclarer que le choc des masses humaines, lancées les unes contre les autres, ne représentait qu’un mode barbare, indigne des temps nouveaux, et qu’il convenait d’y renoncer, quitte à trouver mieux. En bonne logique, ils avaient incontestablement raison, puisque ces levées de troupes et ces ruées n’étaient en somme que la réédition des procédés préhistoriques, amplifiés, mais non modifiés. La guerre ainsi pratiquée continuait à être ce qu’elle avait été à l’aube des âges ; son allure brutale et impulsive, avec les apports de l’héroïsme individuel, participait toujours du caractère naïf, un peu enfantin, qu’elle présentait quand la bête était lancée contre la bête ; la tactique et la stratégie n’offraient en somme qu’une réglementation technique des mouvements de la meute contre la meute, de la horde contre la horde ; l’artillerie, dont les progrès nous émerveillent, n’était qu’une extension ingénieuse de la balistique inventée par le singe qui lance une noix de coco ; la pierre lancée par une fronde n’a représenté qu’une étape intermédiaire entre cette invention du simien et les nôtres ; le plus monstrueux des obus n’est encore que le perfectionnement de cette même noix. Toutes les formes de la guerre moderne procèdent donc bien, comme disent nos philosophes, de l’époque primitive, et l’on peut à juste titre soutenir qu’elles sont des survivances de la barbarie, parfaitement surannées.