Page:Edmond Haraucourt Les Derniers Hommes 1900.djvu/3

Cette page a été validée par deux contributeurs.


LES
DERNIERS HOMMES

HISTOIRE DE L’AVENIR

Des pèlerinages de regrets s’acheminent vers les cimetières, et les vivants se souviennent des morts. Des hommes disparaissent et nous pensons à eux ; mais des familles ont disparu, et nous n’y pensons pas ; des peuples ont disparu, et notre attention n’en a guère souci ; des races disparaîtront, et que nous importe ? Le monde finira, et c’est bien loin de nous.

Allons au cimetière de ceux qui ne sont pas nés encore ! Et voici ce que j’ai vu.

Des siècles avaient passé, si nombreux que sur terre, il ne demeurait plus rien de nous et de notre œuvre, rien de visible. Les générations d’alors étaient si loin des nôtres qu’elles n’avaient même plus, de notre aspect et de nos mœurs, la vague notion qui nous reste des ancêtres préhistoriques. Non pas que ces derniers hommes fussent ignorants de tout : au contraire, notre science moderne, à côté de la leur, semblerait enfantine ; mais ils arrivaient si tard derrière nous que, dans la perspective des âges, nous devenions, pour leur regard, les contemporains de ceux qui vécurent dans les cavernes des forêts, et qui taillèrent les premiers silex.

Ils ne reconnaissaient en nous que des anthropoïdes, et s’inquiétaient de nous comme nous nous inquiétons des peuplades qui sans doute foulèrent la double région des pôles, seule habitable à l’époque où survint le premier durcissement de la planète, alors que les continents en formation geignaient dans une vapeur d’étuve, et que le sol équatorial brûlait ainsi qu’un fer rouge.

Maintenant, le globe n’était plus le même. Par l’affaiblissement du Soleil et la consécutive anémie de la Terre, toutes choses avaient changé. La mappemonde présentait une configuration nouvelle. L’Europe était gelée, et l’Asie, et l’Afrique aux trois quarts, aussi bien que l’Océanie, et des deux Amériques il ne restait plus qu’une bande transversale, allongée entre les tropiques.

Le froid ayant gagné de proche en proche, les pôles, en s’élargissant, avaient progressé l’un vers l’autre ; les deux calottes de gel, tendant à se rejoindre, avaient pétrifié tout et resserré la vie sur le ruban de l’Équateur.

Elle y râlait, et le reste avait disparu. L’explorateur hardi qui se fût risqué dans les glaces hyperboréennes de l’Espagne ou de l’Algérie n’aurait pas su reconnaître, sous les banquises immobilisées, ce qui fut Continent, ce qui fut Océan, et la douce Méditerranée, avec ses vagues couvertes de givre, était figée sous un froid dont les actuels hivers du Groënland ne sauraient nous fournir une idée approximative.

Une chose cependant témoignait encore de notre existence évanouie, et c’était trois sphynx d’Égypte avec deux pyramides ; une récente exploration les avait découverts sous l’amas des glaçons et des neiges, et les savants analysaient avec stupeur ces vestiges d’une humanité géante, logée en de colossales demeures, et dont la tête des sphynx donnait l’épouvantable proportion.