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Suspension de séance. Le professeur adresse quelques instructions à ses aides qui se retirent. Dialogues animés dans la salle. Les aides reviennent, portant sur des brancards une sorte de cage cubique et couverte d’un voile : ils la déposent sur une large table voisine de la tribune, et disposent un écriteau : Défense de toucher. Vif mouvement de curiosité. Le silence s’est complètement rétabli ; les lorgnettes se braquent sur la cage voilée. Le professeur s’approche et soulève lentement le voile ; il se penche vers la cage, en secouant la tête d’un air amical, comme pour rassurer la bête captive. Il ouvre la porte de la cage.
L’Homme paraît.
Sur l’invitation du professeur, qui l’encourage d’un geste de la main, l’Homme franchit le seuil et s’avance sur la table. Cri de surprise, auquel succèdent des dialogues rapides échangés à voix basse.
L’Homme est vêtu d’un ample manteau de fourrure d’ours. Il mesure environ un mètre dix. Sa tête, énorme et blafarde, est parsemée, sur la face comme sur le crâne, de poils rares, d’un blanc sale ; les yeux clignotants, qui semblent être ceux d’un albinos, sont protégés par des cils longs. L’expression est celle de la frayeur. Le torse et les membres sont invisibles sous le manteau drapé.
Le professeur se penche vers le sujet et doucement, par gestes, l’invite à retirer son manteau. L’animal, visiblement, proteste. Le professeur, malgré la résistance du sujet, procède lui-même au dévêtement. Un nouveau cri d’étonnement s’élève dans l’auditoire.
L’Homme est complètement nu : son buste est veule, plat, et comme écrasé, mais l’abdomen, ballonné, proémine ; les bras, d’une extraordinaire brièveté, se terminent par des mains minuscules, aux doigts effilés ; les jambes cagneuses et courtes ont d’énormes attaches ; le corps entier, d’un gris terne, est strié de poils blancs, semblables à ceux de la face.
L’Homme, gêné sous les regards de la foule, tourne la tête de droite et de gauche, avec inquiétude, comme pour chercher un refuge.
Les dames, à l’examen du grotesque petit mâle, ont des rires contenus. Les dialogues s’animent. Le professeur, évidemment satisfait par l’impression produite, attend, pour reprendre la parole, que la première émotion du public ait eu son libre cours et que les curiosités mondaines aient terminé leur enquête…
EDMOND HARAUCOURT.