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volupté indéfiniment provocante, et elle murmurait :

— Je ne suis pas morte ; je vis pour toi.

D’autres fois, je me disais qu’elle avait pu, qu’elle avait dû vivre bien des années après la date du portrait, devenir vieille, devenir laide, ridée, brèche-dents, grand’mère. Elle souriait d’un air énigmatique : « Crois-tu ? » Elle me tendait les blancheurs rondes de ses seins.

— Imagines-tu des enfants accrochés à ces boutons roses ?

Je souhaitais vivement qu’elle fût morte jeune.

— Penses-tu que ceci ait pu vieillir ?

Elle raillait trop volontiers : je commençais à me méfier d’elle, et je voulais savoir.

— Qui es-tu ? Comment vivais-tu ?

— Cherche !

Je me mis à chercher. Sournoisement et sans le lui avouer, j’avais entrepris une enquête, et je compulsais, dans les bibliothèques, les notices, les volumes, toutes les paperasseries de la critique.

Lorsque je revenais au Louvre, elle souriait, comme une femme dont le secret est bien gardé, et qui vous nargue :

— As-tu trouvé ? Te renseignent-ils, les professeurs du beau ?

Ah ! docteur, elle avait raison de se moquer. J’en ai lu, des sottises ! Personne ne connaît comme moi l’opaque profondeur de Ja niaiserie humaine, et, pour vous en rendre compte, il vous faudrait avoir étudié comme moi l’œuvre des critiques d’art, et enregistré les propos que tiennent ces eunuques à la porte du sérail ! C’est sans doute une revanche de nature, que les castrats veuillent précisément juger des deux choses qui leur sont interdites : la Beauté et la Fécondité !

Les misérables ! Avec quelle impertinence ils traitaient ma superbe amie ! Je devais tout lire, par crainte, si je sautais une ligne, de perdre justement le mot que je cherchais, et j’ai tout lu.

Je fus récompensé de mon courage. Un de ces nigauds signalait l’existence d’un portrait de femme, attribué à tort, disait-il, au même peintre : il avait vu cette toile à Munich. J’eus une soudaine palpitation du cœur, en lisant ces deux phrases, et je sentis qu’elles me concernaient. Vous vous retournez, n’est-ce pas ? quand on vous regarde par derrière, et votre sensibilité perçoit une présence, que votre esprit ne conçoit pas ? J’avais perçu la présence de l’être aimé, et je partis pour Munich.