Page:Edmond Haraucourt Cinq mille ans 1904.djvu/37

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— Ne cherchez rien à vos pieds, dit le maître : il ne reste plus ici que l’émotion du souvenir. Tout ce qui survivait est aujourd’hui en sûreté, dans ce même musée de Sumatra où vous avez sans doute admiré les sublimes chefs-d’œuvres que sont le Jeune guerrier nu et la Victoire ailée qui l’entraîne en hurlant. Ces magistrales sculptures décoraient l’immense cénotaphe dont la place est ici. Je dis « cénotaphe », improprement, mais à dessein, car toutes les recherches faites pour retrouver le corps de l’empereur sont restées et resteront vaines ; il ne faut pas s’en étonner : trop de pioches ont fouillé là, depuis quarante siècles, et la proie était trop tentante pour les savants de tous les âges ou pour les chercheurs de trésors. Ce qui, d’ailleurs, nous intéresse davantage, c’est l’esprit des œuvres et la valeur de l’art : sans nul doute vous avez comparé ces imposantes figures aux maladroites idoles de la troisième période, dont nous parlions tout à l’heure, et qui sont réunies dans la salle voisine ; vous avez constaté, ou du moins supposé, le gouffre de temps qui se creuse entre la grande époque de l’art impérial et sa décadence gothique ; cette durée fut plus longue encore que peut-être vous ne pensez, et un détail nous en fournit la preuve : les soldats de l’empire combattaient nus ; parfois un casque et une cuirasse protégeaient la tête et le torse des chefs : ce groupe nous l’enseigne. Au contraire, les personnages de l’époque gothique, hommes ou femmes, et sans exception, sont tous vêtus de lourds lainages. Les soldats de l’empire participent donc encore aux modes grecques et romaines, tandis que les gothiques en sont fort éloignés. Une si profonde modification des mœurs implique une durée considérable, puisqu’elle correspond et qu’elle doit correspondre à un abaissement déjà sensible de la température : et, vous le voyez, messieurs, un raisonnement ethnographique corrobore ici les assertions de l’archéologie.

Le savant se tut, puis éclata d’un rire bref :

— Il faut reconnaître, dit-il, que les gothiques n’avaient pas toujours tort, car il est bon de se couvrir : le temps fraîchit.

Il boutonna son manteau et chacun l’imita, en riant comme lui.

Car la brise s’était levée du large, et la température baissait.

— Messieurs, la mer remonte, et la marée commande ; il nous faut regagner Montmartre et notre train, si nous ne voulons pas rentrer à Tahiti trop avant dans la nuit, car la course est longue. Nous n’aurons pas loisir de visiter aujourd’hui l’île du Nord-Est et sa nécropole du Père-de-la-Chaise ; mais nous nous en consolerons, puisque tous les documents qui présentaient quelque valeur furent ramassés, comme ceux-ci, et figurent dans nos musées équatoriaux.

Les touristes redescendirent l’avenue. Il leur fallut se serrer dans les barques, puisque l’une d’elle manquait ; mais la brise permit d’aller à voiles, et la traversée fut moins lente.

En approchant de Montmartre, la compagnie eut la désagréable surprise d’apercevoir le pêcheur et sa femme, tranquillement assis au seuil de leur cabane, et devisant avec le poète océanien qui s’était attardé dans leur île : on avait