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CINQ MILLE ANS

Le 18 juillet 2745 de l’ère Pi-pang, date qui précisément aurait correspondu au 12 juillet 6983 de l’ère chrétienne, le misérable pêcheur de sardines qui remplissait, sur la Butte Montmartre, les fonctions de gardien du Phare électrique, eut la surprise de voir paraître à l’horizon l’Aérotram d’Océanie qui bien rarement prenait la direction de ces parages déserts.

Il héla sa femme, et elle sortit en hâte ; mais il n’eut pas besoin de lui rien signaler, car, à peine arrivée au seuil de la cabane, elle aperçut dans le ciel le convoi des minces wagons qui déjà était proche.

— Ici viennent : moi croire !

— Faire quoi, pauvre femme ?

— Promenade. Gens de la ville, idées. D’où, train ?

— Bleu, Tahiti.

— Chez nous, viennent, je dis !

En effet, le train stoppait au pied du phare. La Parisienne rentra vivement dans la hutte, pour ébouriffer ses cheveux sur son front et les relever sur sa nuque, couvrir ses épaules d’un fichu relativement neuf, chausser de souliers bruns ses pieds qui étaient nus ; du pan de sa robe courte, elle frotta ses joues et sa bouche, devant un tesson de miroir, pour être belle, sourit à l’image de son petit nez qui se retroussait, et revint en courant. Elle reparut tout juste pour voir les citadins descendre des wagons.

Il y avait là une centaine de personnes, élégamment vêtues de cette élégance sobre, sèche, terne, uniforme, qui caractérisait l’époque et qui permettait à peine de discerner les sexes. La Parisienne, par déférence, n’osait s’approcher pour voir mieux : avec envie, elle aperçut son homme qui se dirigeait vers les gens, obligé qu’il était par son devoir professionnel. Il leur parla. Les voyageurs formaient un demi-cercle en arrière de lui, et semblaient l’interroger ; du bras étendu, il indiquait apparemment des directions, vers le Sud et vers l’Ouest ; la plupart des visiteurs l’écoutaient avec attention, et même avançaient la tête pour entendre ; quelques-uns au contraire, s’étant détachés du groupe central, se tenaient à l’écart, et, debout sur la plate-forme du phare, ils contemplaient le site, avec des gestes pareils à ceux du pêcheur.