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TRAVERSÉE DE PARIS

Les treize barques de pêcheurs atterrissaient dans les cailloux, au pied du phare de Montmartre, et les Océaniens venus en pèlerinage scientifique vers l’ancienne capitale d’un monde disparu depuis quatre mille ans, s’apprêtaient à rejoindre les embarcations. Mais, encore une fois, le savant archéologue qui conduisait l’excursion les arrêta d’un geste magistral, et dit :

— Ne quittons pas cet îlot, messieurs, sans donner un regard au monument qui le surmontait : il fut célèbre. Avant d’être une île sur la mer, cette butte fut une colline sur la plaine, et la plus haute des sept qui dominaient Paris : cette élévation relative nous indique, à n’en pas douter, la nature du bâtiment dont les assises sont énormes ; très longtemps l’archéologie voulut reconnaître ici l’emplacement du théâtre, et la beauté du décor donnait quelque crédit à cette opinion : mais les progrès de la science ont eu raison d’une telle erreur, qui n’est plus aujourd’hui soutenue par personne ; nous ne sommes point ici en Grèce, et l’assimilation n’est pas permise : les belliqueux Occidentaux réservaient les points culminants de leur territoire à l’édification des citadelles ou bastilles, destinées à défendre les villes ; c’était donc bien ici la forteresse du Nord, la mieux située, la plus importante, puisque cette hauteur est la seule qui domine Paris entier : c’était bien ici la bastille par excellence, et celle qu’entre toutes on nommait simplement la Bastille, celle qui fut abattue par le peuple en révolte, au commencement de la période républicaine, c’est-à-dire vers le treizième siècle, ces ruines sont l’ouvrage, non pas des siècles, mais des Jacques : les fouilles effectuées dans les substructions ont mis à jour les chambres de torture et les cachots de la tyrannie impériale : sans doute il plut aux castes libérées de conserver intacts ces vestiges du régime aboli, afin d’en mieux garder l’horreur et de la léguer tout entière aux générations à venir ; cette explication, d’ailleurs, est corroborée par le nom même que portait la colline, Montmartre, ou mont des martyrs ; pour nous ôter toute hésitation, une plaque d’émail trouvée en terre a révélé qu’une voie montante au flanc du coteau se nommait la rue des Martyrs. Voilà qui est net : le peuple, avec un mot, flagellait le passé odieux, et se vengeait, avec ce mot, des souffrances que la tyrannie avait imposées à ses victimes, lignée de martyrs. Messieurs, la Bastille était ici !