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Celle-ci devait durer jusqu’à la nôtre, et les mêmes lois lui devaient faire le même sort, la même fin ; cette urgence et ce droit, qui venaient de substituer l’Asie à l’Europe, devaient leur substituer l’Afrique : l’incomparable fécondité des Noirs, refrénée par huit ou dix mille ans de massacres continuels, les avait, de tout temps, prédestinés à la maîtrise du monde ; ils ne pouvaient manquer de l’acquérir le jour où les Blancs et les Jaunes cesseraient de les égorger comme un bétail, et surtout le jour où cesserait chez eux l’amusement coutumier de s’égorger les uns les autres, dans les combats ou dans les fêtes, par la main du bourreau ou celle du boucher. Il est probable que, même aux époques chrétiennes, des physiologistes clairvoyants ont aperçu et révélé ce que les diplomates ne soupçonnaient guère, l’avenir des peuples noirs, et leur triomphe inéluctable. Nos ancêtres d’alors, à peine engagés dans l’humanité et si proches encore du simple anthropoïde, étaient considérés sans doute comme des hommes inférieurs, et partant négligeables ; mais, en réalité, ils étaient le contraire, puisqu’ils représentaient l’avenir de l’humanité, une promesse à longue échéance : hommes en voie de formation, race née plus tard et qui évoluait à son heure, les Noirs suivaient au cours des siècles leur progression normale, tandis que d’un mouvement simultané les Blancs faisaient leur régression ; ainsi nos aïeux du centre africain s’élevaient au rang d’hommes, dans le temps même où l’orgueilleuse Europe et l’outrecuidante Amérique s’en retournaient vers le néant originel. Ce fut notre fortune que la fin du christianisme ait inauguré sur la terre une mentalité nouvelle, et qu’à la religion des dieux ait succédé la religion de l’Homme : des idées philanthropiques de charité et de pitié, qui très probablement étaient déjà inscrites dans les dogmes mais non acceptées par les mœurs, se firent jour alors et montrèrent en nous des frères qu’il fallait épargner. Ces idées mêmes, dont l’apparition nous est affirmée par les antiques légendes du Soudan et de Haïti, n’étaient-elles pas déjà un indice de mort prochaine parmi les races d’Occident ? Le sentimentalisme des peuples est en raison directe de leur débilité. Un tel état d’esprit, lorsqu’il devient endémique, doit être considéré par la science comme un symptôme morbide, attestant que la race, déjà névrosée, entre dans son déclin et vise à son trépas : fort touchant à voir, je l’avoue, et fort poétique à chanter, cet émoi généreux du cœur peut réjouir les moralistes et les poètes, mais il effraie les biologistes qui remontent à l’origine des manifestations vitales, et sous le bien superficiel vont découvrir le mal profond.

Messieurs, nous devons la vie à cette pitié des idéologues : la vie qu’ils nous laissaient fut pour eux une nouvelle cause de mort, car nous avons précipité leur fin, et de façon sanglante. N’ayons aucun remords de cette ingratitude. Les espèces n’ont qu’un devoir, qui n’est pas celui de la reconnaissance, mais celui de la propagation ; le droit de vivre prime tout, et, quoi qu’en disent les utopies,