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— Qu’est-ce qui peut se passer là dedans ? insinuaient les confrères dont la jalousie rétrospective ne consentait pas à désarmer.

Des bœufs, des moutons et des biches paissaient la pelouse du parc. Des voisins trop proches et peu tolérants se plaignaient d’entendre, durant les nuits d’été, des rugissements de fauves et des coassements de grenouilles.

— Il est devenu fou, depuis son affaire !

— Tout au moins monomane…

— Un scandale, au siècle où nous vivons, qu’il soit encore permis à un aliéné de gaspiller de pareilles sommes à nourrir et loger des gâteux et des bêtes, quand des millions de citoyens ont tant de mal à se débrouiller.

— Il y a seulement un demi-siècle, les pauvres mouraient de faim ou de froid ; maintenant, au moins, ils ont droit à la pitance et au gîte.

— N’empêche qu’il reste encore des riches à mettre au pas.

Les choses en étaient à ce point d’ironie ou d’hostilité anodines, lorsqu’en 1941, le 14 juillet, anniversaire d’une date autrefois célèbre, mais fort négligée à présent, un entrefilet de vingt lignes parut dans un journal du soir et réveilla l’attention.

« Le hasard, disait le publiciste, est un grand maître ! Il nous procurait, ce matin, la surprise d’assister à un mariage peu banal, qui se célébrait à la Maison syndicale du vingt-septième arrondissement, boulevard de Neuilly : deux pensionnaires du fameux docteur Auguérand convolaient en justes noces : l’époux ne comptait pas moins de soixante et onze automnes et l’épouse avouait des printemps en nombre presque égal ; égrillarde, pourtant, et replète, la dame, haute en couleur, évoquant un Jordaens plutôt qu’un Velasquez, elle avait la mine d’une actrice trop jeune jouant un personnage trop mûr. Après les paroles sacramentelles, le septuagénaire, sanglé dans un veston et cravaté de mauve, offrit à la sexagénaire un bras dépourvu d’ankyloses, et le couple sortit comme on sort à vingt ans. S’en allaient-ils cueillir la fraise ? On put le croire et ils le donnaient à penser, tant l’un et l’autre