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— Tu regardes tes arbres pour la dernière fois ? Dis-leur adieu, mon brave, et à la pelouse où dansaient les jeunes biches octogénaires, et à l’herbe que tes vaches paissaient depuis un tiers de siècle pour t’enseigner le moyen d’être pareil à Dieu, toi qui voulus donner aux hommes autant que Dieu leur a donné ! Va-t’en revoir, avant qu’ils soient en miettes, tes alambics et tes flacons ! Va faire une dernière fois l’inspection du sanatorium et le tour de la ménagerie, pendant que les pierres en sont encore debout ! Viens nous en taper un adieu sur le garrot des belles bêtes et dans la main des braves gens que tu rajeunissais, là-bas, au fond du parc ! Si tu veux, nous lâcherons le tigre, puisque ses frères vont entrer…

Auguérand fit claquer son médius au creux de sa paume :

— Tu m’importunes avec ton lyrisme enfantin. Tais-toi.

Thismonard n’était susceptible que pour l’honneur de son grand homme : il se tut. Mais son mutisme ne devait pas durer longtemps ; pour l’occuper, de rechef il consulta sa montre et hocha la tête, car l’aiguille avait tourné ; ensuite, il s’approcha du baromètre, qu’il se mit à picoter de l’ongle, et encore il hocha la tête :

— Il n’y a que celui-ci qui pourrait nous sauver ! L’artillerie d’une averse est la meilleure contre l’émeute… Mais il monte, l’imbécile !

Auguérand ne l’entendait point. Raide devant la croisée, et pâle dans la clarté verte qui tombait sur lui du haut des feuilles, la face figée, la main toujours appuyée à la paumelle, il regardait d’un œil fixe le rideau des arbustes qui voilait la grille du parc, et ses lèvres remuaient fébrilement en paroles silencieuses.

— Tu m’as l’air d’un pilote qui écoute venir l’orage, mais qui n’avise guère…

Sur ces mots, comme si sa propre phrase lui eût dénoncé l’évidence d’une vérité qu’il formulait sans la comprendre, Thismonard se vit exactement pareil au naufragé, sur un récif, en pleine mer : dans cette maison qu’assiégeait la tempête des hommes, c’est contre lui, contre leur couple, que grondaient, là, derrière ces feuillages, la force mons-